Le vrai visage des grandes reines mérovingiennes : meurtrières ou femmes d’État ?

Elles hantent les débuts de l’histoire de France comme des silhouettes sombres et sanglantes. Brunehaut l’intrigante, Frédégonde l’assassine, reines de la vengeance et du poison, figures presque shakespeariennes d’un Moyen Âge brutal. Depuis Grégoire de Tours jusqu’aux manuels scolaires du XIXᵉ siècle, la mémoire mérovingienne a figé ces femmes dans un rôle étroit : celui de “reines meurtrières”. Mais que nous dit réellement l’histoire, lorsque l’on dépasse les récits à charge et les jugements moraux hérités d’une historiographie longtemps masculine ?


Le monde mérovingien

Des femmes au cœur du pouvoir

Dans le royaume franc des VIᵉ et VIIᵉ siècles, la reine n’est pas une simple épouse. Elle est actrice politique, détentrice de réseaux, parfois régente, souvent diplomate. Le pouvoir mérovingien repose sur des équilibres fragiles : partage du royaume entre héritiers, alliances familiales, loyautés aristocratiques mouvantes. Dans ce contexte instable, les reines jouent un rôle central, d’autant plus lorsqu’elles sont mères de rois mineurs.

Contrairement à une idée reçue, leur influence n’est pas informelle ou marginale. Elles interviennent dans les nominations, contrôlent des trésors, négocient avec l’aristocratie et l’Église, et participent pleinement aux stratégies de survie dynastique. Leur pouvoir est réel — et c’est précisément ce qui les rend si dangereuses aux yeux de leurs contemporains… et de leurs chroniqueurs.

Brunehaut : une reine trop romaine ?

Brunehaut, princesse wisigothe mariée au roi Sigebert d’Austrasie, est sans doute la figure la plus emblématique de cette ambivalence. Éduquée dans un milieu romanisé, proche des élites administratives et ecclésiastiques, elle incarne une vision du pouvoir structurée, presque “étatique” avant l’heure. Elle soutient les évêques réformateurs, protège les routes, tente d’imposer l’autorité royale face aux grands aristocrates.

Mais cette fermeté lui vaut de solides inimitiés. Après la mort de son mari, elle gouverne au nom de ses fils et petits-fils pendant plusieurs décennies — un fait exceptionnel. Pour ses adversaires, notamment les nobles austrasiens, Brunehaut est une étrangère, une femme, et une autorité trop contraignante.

Son supplice final — traînée derrière un cheval selon la tradition — devient le point d’orgue d’une légende noire. Pourtant, ce n’est pas tant sa cruauté qui est en cause que son obstination à gouverner. Brunehaut ne tombe pas parce qu’elle est folle ou sanguinaire, mais parce qu’elle perd la guerre politique contre une aristocratie qui ne supporte plus son autorité.

Mort de Brunehaut,
(Royal 18 D VII folio 203 verso, Londres, British Library, XVe siècle)

Frédégonde : la violence comme arme politique

Face à Brunehaut, Frédégonde apparaît comme son exact opposé. D’origine plus modeste, épouse du roi Chilpéric, elle est décrite par les sources comme rusée, impitoyable, manipulatrice. Grégoire de Tours lui attribue assassinats, complots et empoisonnements, dressant le portrait d’une femme dominée par la haine et l’ambition.

Mais là encore, la lecture mérite d’être nuancée. Frédégonde évolue dans un environnement où la violence est un langage politique ordinaire, utilisé par les hommes comme par les femmes. Ce qui choque les chroniqueurs, ce n’est pas tant la brutalité de ses actes que le fait qu’elle les assume et les orchestre sans passer par des intermédiaires masculins.

Veuve, puis régente pour son fils Clotaire II, Frédégonde parvient à maintenir sa lignée au pouvoir contre toute attente. À sa mort, son fils est solidement installé sur le trône de Neustrie. Difficile, dès lors, de parler d’échec politique.

Frédégonde et son fils Clotaire II à la tête de l'armée contre Childebert.
(Grandes chroniques de France. Bibliothèque municipale de Lyon)

Réhabiliter sans idéaliser

Pourquoi ces reines ont-elles été si durablement diabolisées ? Une grande partie de la réponse tient aux sources elles-mêmes. Les chroniqueurs mérovingiens sont presque exclusivement des hommes, souvent des évêques, pour qui l’ordre social repose sur une hiérarchie claire des sexes. Une femme qui gouverne, commande, punit ou fait la guerre transgresse un ordre jugé naturel.

La violence féminine devient alors doublement scandaleuse : violente parce qu’elle est politique, choquante parce qu’elle est féminine. Les mêmes actes, commis par des rois, sont décrits comme nécessaires ou héroïques ; chez les reines, ils deviennent signes de perversité morale.

Ainsi se construit une mémoire sélective, où la transgression du genre pèse plus lourd que la réalité des faits.

Relues à la lumière de l’historiographie contemporaine, Brunehaut, Frédégonde et d’autres reines mérovingiennes apparaissent moins comme des anomalies monstrueuses que comme des femmes d’État dans un monde sans cadre institutionnel stable. Elles gouvernent avec les outils de leur temps : alliances, fidélités, violence, religion.

Elles ne sont ni plus cruelles ni plus vertueuses que leurs homologues masculins. Elles sont simplement visibles — et jugées — parce qu’elles exercent le pouvoir au grand jour.

Réhabiliter les reines mérovingiennes ne consiste pas à les transformer en héroïnes modernes ou en icônes féministes avant l’heure. Il s’agit plutôt de les restituer à leur complexité, de comprendre leurs choix dans un monde où survivre politiquement était déjà une forme de victoire.

En cessant de les réduire à des caricatures sanglantes, on découvre une vérité plus dérangeante — et plus passionnante : aux origines du royaume des Francs, le pouvoir ne fut jamais exclusivement masculin.



Il n’y avait entre eux ni paix durable, ni amitié sincère. 

Grégoire de Tours


Au printemps 581, Brunehaut fait une entrée spectaculaire dans l’Histoire en arrêtant, seule, deux armées prêtes à s’affronter pour le contrôle de l’Austrasie. Souvent réduite à une figure de vengeance et de barbarie, cette grande reine du VIᵉ siècle mérite d’être réévaluée. Pendant près de quarante ans, elle gouverne un royaume immense, de la Bretagne à l’Adriatique, en préservant des institutions héritées de Rome, en promouvant la justice et en soutenant la littérature classique. Stratège subtile, alliée des papes et des moines réformateurs, elle contribue à l’évangélisation de l’Angleterre et à l’émergence de la chrétienté occidentale. Entre Antiquité et Moyen Âge, entre passion du pouvoir et souci de la civilisation, Brunehaut apparaît comme une femme complexe et visionnaire, dont le rôle mérite d’être redécouvert.

Les Mérovingiens régnèrent du IVe au VIIIe siècle, une période charnière que nous méconnaissons encore largement. Au-delà du cliché de chefs barbares arrivés au pouvoir par les armes, l’auteur nous permet d’appréhender ce passé mérovingien au travers de rappels anthropologiques, linguistiques ou encore religieux. Il récapitule l’état des connaissances sur la formidable épopée des Francs, dans un contexte culturel bouillonnant : population celte face à une élite romaine supplantée par une caste dirigeante aux mœurs germaniques, dans un contexte d’implantation progressive du christianisme en Gaule.

Les reines sombres

Au cœur d’un Moyen Âge régulièrement secoué par des guerres de territoire et de succession, deux femmes ont marqué leur temps : Brunehaut et Frédégonde. Épouses de rois mérovingiens, belles-soeurs et rivales,
Leur affrontement débuta en 570, à l’accès au trône de Frédégonde, ouvrant une période de guerres civiles, de vengeance et de lutte pour le pouvoir qui dura presque quarante-quatre ans. Intriguant sur la scène politique, commanditant des assassinats et levant des armées, elles entraînèrent le royaume dans une vendetta qui ne s’arrêta qu’à la mort de Brunehaut.

 

Paysanne gauloise sans fortune, belle, intelligente et d'une farouche volonté, Frédégonde séduit Chilpéric, fils du roi franc Clotaire. En 568, elle devient reine de Neustrie. Mais elle doit mener une lutte implacable pour survivre et conserver, après le meurtre de son mari, le royaume à son fils, Clotaire II. Face à elle, sa belle-soeur, la reine Brunehilde (Brunehaut) d'Austrasie. Entre les deux régentes, le combat devient sans merci. Maltraitée par les historiens, Frédégonde n'avait pas fait l'objet d'une grande biographie. Reprenant toutes les sources disponibles, Anne Bernet trace le portrait d'une femme singulièrement forte, qui usa de toutes les armes à sa disposition pour défendre les siens. Sans scrupules mais avec une habileté et une détermination qui forcent l'admiration.