Le retour des grandes famines d'ici la fin du siècle ?

Après un XXe siècle marqué par une explosion sans précédent de la production agricole, le moteur de l’abondance semble s’enrayer. Entre dérèglement climatique, épuisement des ressources non renouvelables et instabilité géopolitique, les prochaines décennies pourraient marquer la fin de la parenthèse de sécurité alimentaire pour une large partie de l’humanité. Enquête sur les fragilités d'un système à flux tendus.


Pendant soixante ans, la "Révolution Verte" a laissé croire que la faim n'était plus qu'une question de répartition politique ou de logistique. Pourtant, depuis le début des années 2020, les signaux d’alerte passent au rouge. Les experts de la FAO et du GIEC ne parlent plus seulement de "malnutrition", mais de risques réels de ruptures d’approvisionnement systémiques. Le XXIe siècle pourrait être celui où l'humanité redécouvre la fragilité de son assiette.

Le mémorial de Dublin en souvenir de la Grande Famine en Irlande (1845 -1852)  : un million de morts 
(Bernd Thaller from Graz, Austria, CC BY 2.0)

Le premier risque est celui de la simultanéité. Historiquement, une mauvaise récolte en Europe était compensée par une bonne année ailleurs. Or, le dérèglement climatique augmente la probabilité de "chocs synchronisés".

Si une canicule extrême frappe le Midwest américain en même temps qu'une sécheresse historique en Ukraine et une mousson défaillante en Inde, le marché mondial s'effondre. Le cas du blé est symptomatique : ses rendements stagnent déjà dans plusieurs régions clés depuis le milieu des années 1990. D'ici 2100, on estime que 30 % des terres actuellement cultivables pourraient devenir inadaptées aux cultures de base.

L'agriculture moderne repose sur un trépied invisible : l'eau, l'azote et le phosphore. Si l'azote peut être extrait de l'air, le phosphore, lui, provient de mines dont les réserves sont finies.

Certains chercheurs évoquent un "pic du phosphore" dès 2030 ou 2040. Sans cet engrais minéral, les rendements mondiaux s'écrouleraient de moitié. À cela s'ajoute l'épuisement des nappes phréatiques fossiles (en Californie, en Inde ou en Afrique du Nord), qui servent de "pompe de secours" lors des sécheresses. Une fois ces réservoirs vides, la moindre variation météo se transformera immédiatement en pénurie.

La guerre en Ukraine a servi de répétition générale. En quelques semaines, l'arrêt des exportations d'un seul pays a fait basculer des millions de personnes dans l'insécurité alimentaire, de l'Égypte au Liban.

Les décennies à venir seront marquées par une "nationalisation" des ressources. En cas de tension, les États exportateurs seront tentés de fermer leurs frontières pour nourrir leur propre population, créant un effet domino dévastateur pour les pays importateurs. La dépendance aux engrais et aux semences brevetées place également la sécurité alimentaire mondiale entre les mains d'une poignée d'acteurs, rendant le système extrêmement vulnérable aux cyberattaques ou aux blocus maritimes.

Pour les pays développés, le risque n'est pas tant l'absence physique de nourriture que son coût. Nous pourrions entrer dans l'ère de la "famine de prix" : les rayons sont pleins, mais les produits de base deviennent des produits de luxe.

Cette inflation structurelle — portée par le coût de l'énergie et la rareté des produits — risque de fracturer les sociétés de l'intérieur. L'histoire nous enseigne que les "émeutes de la faim" sont souvent le point de départ de révolutions majeures.

Le siècle à venir ne sera pas nécessairement celui d'un retour aux famines médiévales, mais il sera celui d'une tension permanente sur les ressources. La sécurité alimentaire n'est plus un acquis, mais un défi logistique et écologique de chaque instant. L'enjeu des trente prochaines années sera de réussir la transition vers une "sobriété nourricière" sans sacrifier la stabilité sociale.

Pourrons-nous réinventer notre modèle agricole avant que les limites planétaires ne nous imposent un rationnement brutal ?


Entre l’ordre et le chaos, il n’y a que trois repas..

Lord Cameron of Dillington


Famine en Inde en 1879


Histoire de l'alimentation"
Cet ouvrage est la" bible sur le sujet. Ce livre retrace comment l'humanité a lutté contre la faim depuis la préhistoire. Très riche sur le Moyen Âge et l'époque moderne.

Géopolitique du blé
 L'auteur est l'un des meilleurs spécialistes français de la sécurité alimentaire. Il explique pourquoi le grain est devenu une arme diplomatique et pourquoi les tensions actuelles sur le blé sont un signal d'alarme pour l'avenir.