Justice, mémoire et histoire : la difficile quête d’apaisement après les crimes de masse
Depuis le XXᵉ siècle, les sociétés confrontées à des violences extrêmes — génocides, crimes de guerre, dictatures — cherchent à concilier trois impératifs souvent contradictoires : rendre justice, réparer ou apaiser les mémoires, et établir une vérité historique commune.
Mais la justice peut-elle vraiment refermer les plaies du passé ? Et si oui, à quelles conditions ? Les expériences allant des procès de Nuremberg aux tribunaux gacaca du Rwanda, en passant par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, montrent à la fois des avancées majeures et des limites persistantes.
Après un crime de masse, une justice difficile mais nécessaire
Nuremberg et Tokyo : un moment fondateur… et exceptionnel
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis imposent leur volonté de juger les criminels de guerre nazis et japonais. Pour la première fois, des dirigeants et hauts responsables sont traduits devant un tribunal international.
Nuremberg (21 accusés) et Tokyo sont ainsi devenus le symbole d’un nouveau droit international : les crimes contre la paix, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité.
Pourtant, ces procès sont marqués par plusieurs limites :
- Des tribunaux militaires, qui ressemblent parfois à la « justice des vainqueurs ».
- Un nombre restreint d’accusés, essentiellement les donneurs d’ordres.
- Aucune suite immédiate, la guerre froide privant ces procès d’extension ou d’approfondissement.
-
Une justice transitionnelle souvent clémente, en Allemagne comme en France, dans le contexte géopolitique de l’après-guerre.
L’exemple du procès des gardes SS d’Auschwitz (1963) illustre cette difficulté : sur une vingtaine d’accusés, plusieurs peines sont relativement indulgentes, car les sociétés européennes peinent encore à regarder en face leur passé récent.
Les obstacles structurels de la justice après un crime de masse
Pourquoi la justice est-elle si difficile à rendre ?
- Les victimes sont innombrables, et les bourreaux extrêmement nombreux.
- Les crimes sont commis au nom de l’État, ce qui brouille la responsabilité individuelle.
- Les sociétés veulent souvent « tourner la page » plus vite que les juges ne peuvent enquêter.
La fin de la guerre froide dans les années 1990 marque toutefois un tournant : l’impunité cesse d’être tolérée, et un nouvel élan pour la justice internationale apparaît.
Le renouveau de la justice internationale dans les années 1990
La guerre en ex-Yougoslavie : une guerre civile, et une guerre contre les civils
L’éclatement de la Yougoslavie entre 1991 et 1999 entraîne une série de conflits entre Croates, Bosniaques et Serbes. Sous l’impulsion de Slobodan Milošević, les forces serbes mènent des campagnes de « purification ethnique » : massacres, viols systématiques, destructions de villages, pillages.
Le sommet de l’horreur est atteint en juillet 1995 à Srebrenica : plus de 8 000 hommes et adolescents bosniaques sont exécutés. Ce massacre est reconnu comme un génocide, bien que certains États, dont la Serbie, contestent cette qualification.
Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY)
Face à l’inaction militaire de l’ONU, le Conseil de sécurité crée en 1993 le TPIY, premier tribunal international depuis Nuremberg.
Ses objectifs :
-
Poursuivre et juger les responsables des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et actes de génocide.
-
Établir des faits incontestables, au-delà des récits nationaux.
-
Contribuer à la paix, en luttant contre l’impunité.
Le tribunal produit des avancées majeures :
-
Les violences sexuelles (utilisées comme arme de guerre) deviennent des crimes de guerre reconnus.
-
La destruction du patrimoine culturel (comme Dubrovnik ou Mostar) est criminalisée.
-
Les chefs d’État ne sont plus protégés : Milošević est inculpé en 1999.
Mais le bilan reste mitigé :
161 personnes jugées, 90 condamnées, des procès très longs, et une réconciliation toujours fragile, voire inexistante dans certaines régions.
Le Rwanda : justice, mémoire et réconciliation dans un pays meurtri
Le génocide des Tutsi (avril-juillet 1994), qui fait entre 800 000 et 1 million de morts, est un génocide « de proximité » : voisins contre voisins, familles entières massacrées par d’anciens amis ou collègues. La question de l’après-génocide est alors cruciale : comment vivre à nouveau ensemble ?
Une justice à plusieurs niveaux
L’ONU crée le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) en 1994, chargé de juger les planificateurs du génocide.
Mais avec plus d’un million de suspects, la justice classique est impossible.
En 2001, le Rwanda réactive une justice populaire traditionnelle : les tribunaux gacaca, littéralement « sur l’herbe ».
- 12 000 tribunaux locaux
- 2 millions de personnes jugées entre 2005 et 2012
- Des juges élus, non professionnels, souvent eux-mêmes victimes ou témoins
La majorité des condamnations portent sur :
- 67,5 % : pillages et destructions
- 29 % : meurtres
-
3,5 % : violences sexuelles
Une justice pour l’histoire et la réconciliation
Les gacaca permettent :
- de révéler des charniers,
- d’établir un récit du génocide,
- de mettre en lumière des actes de résistance ou de sauvetage.
Elles s’inscrivent dans une logique de réconciliation nationale, en redonnant une place centrale aux communautés locales.
Cependant, cette vision est aussi un outil politique : le gouvernement rwandais valorise une image d’unité « précoloniale », parfois idéalisée.
Une justice imparfaite et contestée
Les critiques sont nombreuses :
- juges sans formation juridique ;
- risques d’erreurs, de corruption, de règlements de comptes ;
- pas de défense pour les accusés ;
- absence de jugement pour les crimes commis par le FPR au moment de la libération du pays ;
- biens des Tutsi non restitués.
Malgré cela, les gacaca constituent un laboratoire unique de justice transitionnelle, encore étudié aujourd’hui.
Depuis les années 1990 : le choc des mémoires
1. En France : reconnaissance progressive mais conflictuelle
-
1992 : ouverture partielle des archives françaises.
-
1997 : procès Maurice Papon, lié notamment à la répression des Algériens à Paris.
-
1999 : le Parlement reconnaît officiellement l’expression « guerre d’Algérie ».
-
2005 : loi reconnaissant la « contribution des rapatriés », contestée pour son volet mémoriel.
Ces gestes provoquent une guerre des mémoires entre :
-
pieds-noirs (nostalgie de l’Algérie française ou revendication de reconnaissance des souffrances),
-
harkis (attendant excuses et réparations),
-
anciens appelés (statut tardif),
-
Algériens immigrés en France,
-
partisans d’une lecture anticolonialiste.
En 2016, François Hollande reconnaît la responsabilité de l’État dans l’abandon des harkis.
En 2019, un programme de réparation est mis en place.
2. En Algérie : la mémoire nationale demeure un outil politique
La mémoire de la guerre reste identitaire, valorisée dans les discours officiels.
Mais la société civile, les Kabyles notamment, s’éloignent progressivement d’une mémoire figée, imposée par un FLN vieillissant.
Justice, mémoire et réconciliation : un équilibre impossible ?
La justice ne suffit pas à apaiser les mémoires
Les exemples du Rwanda et des Balkans montrent que :
-
juger ne permet pas automatiquement de guérir ;
-
les mémoires restent souvent concurrentes ;
-
chaque communauté peut instrumentaliser les verdicts.
La justice pénale internationale est lente, imparfaite, et parfois perçue comme extérieure, voire étrangère aux réalités locales.
La justice contribue malgré tout à l’histoire
Même imparfaites, ces institutions ont un rôle historique essentiel :
-
elles établissent des faits, contre le déni ;
-
elles produisent une documentation immense ;
-
elles permettent d’élaborer un récit dépassant les mémoires rivales ;
-
elles posent des jalons pour de futurs tribunaux.
Depuis 2002, la Cour pénale internationale (CPI) entend juger les crimes les plus graves : génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, crime d’agression.
Son universalité est encore imparfaite, mais elle représente un espoir : celui de ne plus laisser crimes et criminels disparaître dans le silence.
Le modèle sud-africain : la vérité plutôt que la punition
En Afrique du Sud, après l’apartheid, Mandela et Desmond Tutu optent pour une autre voie : la Commission Vérité et Réconciliation.
Elle offre un compromis : amnistie en échange de l’aveu complet des crimes.
Ce modèle n’est pas transposable partout, mais il montre qu’il existe plusieurs façons, pas seulement judiciaires, de réparer l’histoire.
Le rôle des historiens : décloisonner, comprendre, apaiser
Pour longtemps, l’histoire de la guerre d’Algérie a été capturée par les mémoires.
À partir des années 1980, les historiens tentent de réintroduire de la nuance.
-
1988 : premier colloque scientifique sur la guerre d’Algérie.
-
1992 : ouverture des archives → explosion des recherches.
-
-
Raphaëlle Branche (torture, 2001).
-
Sylvie Thénault (répression, justice),
-
Benjamin Stora (mémoire de la guerre).
Travaux pionniers :
-
-
2004 : ouvrage collectif La Guerre d’Algérie, la fin de l’amnésie dirigé par Stora et Harbi.
En 2021, à la demande d’Emmanuel Macron, Benjamin Stora remet un rapport proposant une politique mémorielle apaisée : restitution d’archives, reconnaissance symbolique, travail pédagogique.
La justice peut-elle réparer l’histoire ?
La justice — nationale, populaire ou internationale — est un outil indispensable, mais elle n’est ni toute-puissante, ni suffisante.
Elle ne fait pas disparaître les traumatismes, n’efface pas les morts, ne reconstitue pas les familles détruites.
Cependant, elle est essentielle pour :
-
reconnaître les souffrances,
-
établir les responsabilités,
-
produire une vérité judiciaire et historique,
-
lutter contre l’impunité,
-
ouvrir la voie, parfois fragile, d’une réconciliation.
La justice n’apaise pas toujours les mémoires, mais elle offre un cadre, un début, un socle indispensable pour que les sociétés puissent reconstruire un avenir commun.
Sans justice, il ne reste que la vengeance ou l’oubli — deux impasses pour les démocraties du XXIᵉ siècle.