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Et si la Russie n’avait jamais perdu la guerre froide ?

Le récit triomphant de la " fin de l’histoire" masque une réalité moins confortable : loin d’avoir été enterrée, la guerre froide s’est métamorphosée. Et dans cette nouvelle phase, plus diffuse, la Russie semble mieux armée que l’Occident pour durer.

Avec la chute de l’URSS, l’Occident s’est convaincu que la démocratie libérale avait triomphé une fois pour toutes. Mais à Moscou, la lecture fut toute autre. La défaite fut vécue non comme une conversion, mais comme une humiliation historique, un effondrement qu’il faudrait tôt ou tard corriger.

Depuis lors, la Russie n’a cessé de dénoncer l’élargissement de l’OTAN, les interventions occidentales unilatérales, et l’ingérence dans les pays de l’ex-espace soviétique. Loin d’abandonner le logiciel géopolitique de la guerre froide, elle l’a adapté à un monde post-idéologique.

Le clivage entre capitalisme et socialisme a cédé la place à un autre affrontement : celui entre un ordre international libéral, revendiquant des valeurs universelles, et un bloc souverainiste, défendant des identités enracinées et une multipolarité pragmatique.

Dans cette recomposition, la Russie n’incarne plus un modèle de société à exporter, mais une forme de résistance à l’ingérence. C’est ce qui la rend audible dans de nombreuses régions du monde, du Sahel à l’Asie centrale.

La Russie n’a ni le PIB, ni la population, ni l’innovation technologique de l’Occident. Mais elle possède ce que les grandes puissances libérales ont perdu : une stratégie à long terme, une hiérarchie des priorités, une tolérance au sacrifice.

Alors que les États-Unis ,et l'Occident en général, multiplient les fronts, Moscou concentre ses efforts, mise sur la résilience, accepte les pertes. Dans une guerre d’usure, cette endurance peut faire la différence.

La guerre en Ukraine a mis en lumière une vérité stratégique oubliée : la guerre se gagne aussi dans les usines.

Contrairement à l’image d’une Russie économiquement exsangue, les sanctions occidentales ont forcé le pays à réindustrialiser certains secteurs clés. Le complexe militaro-industriel, hérité de l’URSS, n’a jamais été totalement démantelé. Depuis 2022, la Russie a intensifié sa production d’armement à une échelle que même les pays de l’OTAN peinent à suivre.

Selon les données disponibles, la Russie produit actuellement jusqu’à 4 fois plus d’obus d’artillerie que les États-Unis et l’Europe réunis, tout en maintenant une capacité de production autonome en chars, missiles et drones. La société russe, bien que moins avancée technologiquement, accepte plus facilement les privations et la mobilisation de guerre, dans une logique de sacrifice collectif héritée du passé soviétique et tsariste.

Pendant ce temps, les chaînes d’approvisionnement occidentales s’enlisent, leurs arsenaux s’épuisent, et la reconversion industrielle patine. L’économie libérale, optimisée pour le marché, se révèle mal préparée à l’effort de guerre.

Le régime de Vladimir Poutine concentre les critiques occidentales : autoritaire, opaque, répressif. Pourtant, il a su maintenir une stabilité que nombre de démocraties peinent à retrouver. Depuis 2000, la Russie n’a connu qu’un seul visage au pouvoir. Les grandes orientations stratégiques ne varient pas.

À l’inverse, les démocraties libérales semblent gouvernées par l’instant : élections permanentes, scandales médiatiques, arbitrages électoraux de court terme. Ce déficit de projection handicape leur capacité à mener des conflits prolongés.

En Afrique, en Amérique latine, en Asie, la voix russe trouve un écho inattendu. Elle parle un langage que l’Occident ne parle plus : respect de la souveraineté, refus de l’universalité imposée, mémoire des humiliations.

La Russie ne vend pas un avenir radieux. Elle propose une alliance d’intérêts contre l’arrogance perçue de l’Occident. Et dans un monde post-colonial, où les interventions militaires humanitaires ont perdu leur crédit, ce message passe.

Gagner la guerre froide aujourd’hui ne signifie pas dominer le monde, mais survivre à l’effondrement de l’ordre issu de 1945. Et sur ce terrain, Moscou a des atouts : une population aguerrie, une économie militarisée, une stratégie sans illusions.

À l’inverse, l’Occident semble parfois frappé de fatigue politique, d’oubli historique et de fragmentation intérieure. Son avance technologique ne compense plus ses fragilités structurelles.

La guerre froide du XXIe siècle n’oppose plus deux visions du bonheur, mais deux visions du temps : l’immédiateté libérale contre la lenteur stratégique. Et dans ce duel silencieux, le vainqueur ne sera peut-être pas celui qui convainc, mais celui qui tient.

 


Les rois fous d’hier et d’aujourd’hui 

Il fut un temps où les rois, censés incarner l’ordre et la continuité, devenaient eux-mêmes la source du chaos. Leurs caprices gouvernaient les nations, leurs visions délirantes remodelaient le destin de millions d’êtres humains. On les appelait “fous”, parfois à voix basse, parfois ouvertement lorsque le mal était trop criant. Aujourd’hui, nous aimons penser que ces figures appartiennent au passé, à une époque révolue où la couronne pesait plus lourd que la raison. Pourtant, l’ombre des rois fous plane toujours. Pire : dans un monde hypermédiatisé, instable et en quête de repères, leurs descendants idéologiques reviennent au galop – élus parfois, autoproclamés souvent, redoutablement efficaces toujours.

L’histoire est jalonnée de souverains dont l’équilibre mental semblait incompatible avec les charges qu’ils exerçaient. Charles VI de France, au XIVe siècle, persuadé d’être fait de verre, évitait tout contact de peur de se briser. Ivan le Terrible, tsar halluciné, oscillait entre piété extrême et massacres sauvages, allant jusqu’à tuer son propre fils dans un accès de rage. Caligula, empereur romain, nomma son cheval consul et faisait exécuter à loisir, persuadé de sa divinité. Ces figures ne sont pas que des curiosités historiques : elles nous rappellent que la concentration extrême du pouvoir, lorsqu’elle n’est pas tempérée par des contrepoids solides, peut être le catalyseur d’un dérèglement profond.

La folie, en soi, n’est pas un crime. Mais lorsqu’elle s’exerce depuis le sommet de l’État, elle devient un risque collectif. L’isolement du pouvoir, la paranoïa, la mégalomanie, le rejet du réel et l’incapacité à entendre la contradiction sont autant de signes qui, hier comme aujourd’hui, précipitent des nations entières dans l’abîme. Car le pouvoir, comme l’ont bien montré les psychiatres du XXe siècle, n’est pas qu’un poste politique : il est aussi un terrain de projection fantasmatique, un théâtre où le moi peut se déformer jusqu’à la rupture.

Si l’on pensait que les mécanismes modernes – démocratie, presse libre, séparation des pouvoirs – nous protégeaient de ces dérives, le XXIe siècle nous détrompe cruellement. Donald Trump, avec son égo démesuré, sa déconnexion de la vérité et son comportement erratique, en est un exemple frappant. Jair Bolsonaro, au Brésil, niait la gravité du Covid-19 en qualifiant le virus de « petite grippe » et se moquait des victimes. Vladimir Poutine, enfermé dans un récit historique délirant, mène une guerre fondée sur une vision quasi mystique de l’Empire russe. Kim Jong-un, héritier d’une dynastie paranoïaque, cultive un culte de la personnalité proche de la théocratie et use d’un langage apocalyptique sur fond de menace nucléaire.

Ces figures ne sont pas uniquement des cas individuels. Elles révèlent les failles de notre époque : la fragilité des contre-pouvoirs, l’érosion des garde-fous démocratiques, l’ivresse technologique qui permet à un seul homme d’inonder le monde de ses visions en 280 caractères. Le pouvoir déraille plus facilement lorsqu’il s’exerce dans un climat de peur, d’humiliation nationale ou de désespoir économique. Et c’est dans ces interstices, quand les sociétés doutent d’elles-mêmes, que surgissent les nouveaux “monarques fous”, séduisants pour certains, terrifiants pour d’autres.

Le danger, aujourd’hui, ne réside pas tant dans une psychose médicale que dans un climat mondial qui rend ces figures possibles, voire désirables. À l’ère du spectacle, de l’émotion instantanée et de la simplification à outrance, le leader hallucinatoire a de beaux jours devant lui. Il dit tout haut ce que la raison interdit. Il promet la force là où l’analyse réclamerait de la nuance. Il se prend pour un élu, un sauveur, parfois un martyr — et il trouve une audience.

Que faire face à cette résurgence inquiétante ? La première exigence est le discernement. Il ne s’agit pas de qualifier tout dirigeant autoritaire de “fou”, mais d’apprendre à repérer les signaux : le rejet de la contradiction, la glorification de soi, le rapport pathologique à la vérité, la mise en scène du pouvoir comme spectacle ou miracle. La seconde, plus difficile, est de renforcer les remparts institutionnels et culturels qui empêchent une personnalité instable d’imposer sa vision délirante à toute une population.

L’histoire nous enseigne qu’un roi fou peut ruiner une dynastie. Le présent nous montre qu’un dirigeant halluciné peut mettre en péril la planète. Et l’avenir ? Il dépend de notre capacité à ne plus rire trop longtemps des bouffons qui rêvent d’être rois — car sous le masque grotesque, souvent, l’ombre est tragique.

 

Notre jugement sur un événement historique dépend de notre date de naissance.

Bernard Franck.



soutenue par ProHistoire