Des récoltes détruites, des prix qui s’envolent, des populations livrées à la disette : pendant des siècles, la famine a rythmé la vie des sociétés humaines. Du Moyen Âge à l’époque moderne, ces crises alimentaires ont bouleversé les équilibres sociaux, nourri les révoltes et façonné durablement le rapport au pouvoir et à la survie.
Saint Martin de Tours au milieu des mendiants. Toile de Joost Cornelisz Droochsloot, 1623.
Pendant des siècles, la faim fut une force politique aussi redoutable que la guerre. Bien avant l’industrialisation et les marchés mondiaux, la survie des sociétés européennes – comme de nombreuses autres à travers le monde – dépendait presque entièrement des récoltes. Une mauvaise année climatique, une épidémie végétale ou un conflit suffisait à faire basculer des millions d’hommes et de femmes dans la disette.
Au Moyen Âge, la famine est d’abord une catastrophe agricole. Les rendements sont faibles, les réserves limitées, et l’alimentation repose sur quelques céréales de base. Lorsque les pluies sont trop abondantes ou au contraire trop rares, les récoltes s’effondrent. La grande famine de 1315-1317, qui frappe une grande partie de l’Europe du Nord, illustre cette vulnérabilité extrême : pluies incessantes, pénurie de grain, hausse vertigineuse des prix et mortalité massive. Dans certaines régions, jusqu’à 10 % de la population disparaît.
Mais la famine n’est jamais seulement naturelle. Elle révèle et amplifie les inégalités sociales. Les élites disposent de stocks, de terres diversifiées ou de revenus monétaires. Les paysans sans réserves, les journaliers et les citadins pauvres sont les premières victimes. La faim pousse à la mendicité, au vagabondage, parfois à la révolte. Les chroniques médiévales évoquent des scènes de violence, de vols, et même, dans les cas extrêmes, de cannibalisme.
À l’époque moderne, les famines persistent mais changent de nature. Les États renforcent leur contrôle sur les marchés, les transports et les prix du grain. Pourtant, les crises restent fréquentes : la France connaît encore de graves disettes au XVIIe et au XVIIIe siècle. En 1693-1694, sous le règne de Louis XIV, une famine fait près de deux millions de morts.
"Le Petit marchand de violettes" mort de faim durant la famine de 1693-1694
Peinture de Fernand Pelez ( musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris)
Ces catastrophes nourrissent une méfiance croissante envers le pouvoir royal, accusé d’incapacité ou d’indifférence. La question du pain devient centrale dans l’imaginaire politique, jusqu’à jouer un rôle décisif à la veille de la Révolution française.
Ailleurs dans le monde, les famines accompagnent souvent la domination coloniale et l’intégration forcée aux marchés mondiaux. En Irlande, la grande famine de la pomme de terre (1845-1852) n’est pas seulement une crise agricole : elle est aggravée par les politiques britanniques, l’exportation continue de denrées et l’absence de secours suffisants. Un million de morts, un million d’exilés : la famine transforme durablement la société irlandaise.
Le mémorial de Dublin en souvenir de la Grande Famine en Irlande (1845 -1852) : un million de morts
(Bernd Thaller from Graz, Austria, CC BY 2.0)
À long terme, ces catastrophes ont façonné les sociétés. Elles ont favorisé la mise en place de politiques de stockage, d’assistance publique, puis, plus tard, de systèmes de sécurité alimentaire. Elles ont aussi profondément marqué les mémoires collectives. Longtemps expérience ordinaire, la faim est devenue, dans le monde industrialisé, une menace intolérable — mais jamais totalement disparue.
Les grandes famines rappellent ainsi une vérité essentielle : l’histoire économique n’est pas seulement faite de chiffres et de récoltes, mais de corps fragiles, de choix politiques et de sociétés mises à l’épreuve par la survie elle-même.
Quand le peuple manque de pain, il cesse d’écouter les lois.
Alexis de Tocqueville
La Grande Famine irlandaise (An Gorta Mór), survenue au milieu du XIXᵉ siècle, fut l’une des pires catastrophes humanitaires qu’ait connues l’Europe occidentale hors temps de guerre. Cet épisode majeur de l’histoire irlandaise et des relations anglo-irlandaises constitua un véritable point de rupture, bouleversant durablement la démographie, l’économie, la société, la langue et la vie politique de l’île. Sujet encore profondément sensible, la famine continue d’alimenter débats et controverses, entre mémoire collective traumatisée et analyse historique rigoureuse. Cet ouvrage propose une mise au point essentielle sur l’historiographie de la Grande Famine, les principaux consensus actuels et les dimensions concrètes de la crise de 1845-1850, tout en explorant la manière dont cet événement a été transmis, interprété et mémorisé bien au-delà du cadre irlandais.
Longtemps occultée, la famine qui ravagea l’Ukraine au début des années 1930 est au cœur de Famine rouge,
l’ouvrage majeur d’Anne Applebaum. S’appuyant sur une documentation exceptionnelle, l’historienne démontre comment cette catastrophe fut une famine délibérément organisée par le régime stalinien, causant la mort de millions de personnes et visant à briser la nation ukrainienne. Du surgissement du mouvement national en 1917 aux décisions du Politburo et à la répression systématique des élites, son enquête dévoile les mécanismes d’une extermination politique. À la fois rigoureux et puissamment écrit, Famine rouge est un livre essentiel pour comprendre l’un des drames majeurs du XXᵉ siècle et les tensions géopolitiques qui marquent encore aujourd’hui les relations entre l’Ukraine et la Russie.
Face aux crises climatiques, sanitaires et géopolitiques, l’alimentation est redevenue un enjeu vital. Pourtant, jamais les agriculteurs n’ont été autant critiqués et incompris. Dans Nourrir : cessons de maltraiter ceux qui nous font vivre, l’auteur signe un manifeste puissant pour réhabiliter le rôle essentiel des paysans dans nos sociétés. Loin des clichés, il montre comment l’agriculture contemporaine, loin d’un retour idéalisé au passé, s’inscrit dans une nouvelle révolution agricole fondée sur la science, l’agronomie et le respect du vivant. À travers des expériences menées dans les campagnes du monde entier, ce livre appelle à reconnaître, soutenir et accompagner celles et ceux qui détiennent les clés d’un développement réellement durable — et de l’avenir de l’humanité.