On la croyait folle, recluse, effacée par la gloire de son père. Mais Adèle Hugo fut bien plus qu’un fantôme dans l’ombre du poète : une femme libre avant l’heure, emportée par son désir d’exister dans un monde qui refusait les passions féminines.
Dans l’immense galaxie hugolienne, peu d’astres ont brillé d’une lueur aussi mélancolique qu’Adèle Hugo.
Fille de l’un des plus grands écrivains du XIXᵉ siècle, elle fut longtemps une silhouette en retrait, un nom murmuré à voix basse dans les biographies de son père, une figure tragique que la postérité a trop vite réduite à la folie. Pourtant, derrière le mythe sombre popularisé par le cinéma, se dessine la figure d’une femme moderne avant l’heure : artiste, voyageuse, rebelle, prisonnière d’un siècle qui n’avait pas de place pour son désir d’autonomie.

Adèle Hugo à Jersey, vers 1854
(photo de Charles Hugo)
Une enfance en exil
Adèle Hugo naît à Paris en 1830, la même année que la Révolution de Juillet. Elle grandit dans l’ombre d’un père déchiré entre génie littéraire et engagement politique, et d’une mère, Adèle Foucher, qui tente de maintenir l’équilibre d’une famille bientôt emportée par les tempêtes de l’exil.
Lorsque Victor Hugo s’oppose au coup d’État de Napoléon III, la famille trouve refuge à Jersey, puis à Guernesey. Ces années d’exil façonnent la jeune fille : isolée, observatrice, elle tient son journal, écrit des poèmes, esquisse des mélodies. C’est une adolescente silencieuse, rêveuse, que les photographies d’époque montrent déjà retirée du monde, le regard fixe, presque ailleurs.
Le mirage de l’amour : Adèle et Albert
Vers vingt ans, Adèle croise le chemin du lieutenant britannique Albert Pinson, officier de la Royal Army.
Dans son journal, elle décrit un amour absolu, mystique : il devient pour elle une idée fixe, presque un idéal romantique au sens le plus hugolien du terme. Pinson, lui, ne partage pas ce sentiment. Ce déséquilibre va précipiter Adèle dans une spirale d’errance et de désespoir.
En 1863, elle quitte Guernesey sans prévenir, traverse l’Atlantique et débarque à Halifax, au Canada, sur les traces de l’officier. Là, dans une société coloniale fermée et anglophone, la fille du grand écrivain français erre, seule, persuadée que l’amour peut encore la sauver. Elle tente de renouer, écrit, se présente sous de faux noms. Les témoins décrivent une jeune femme polie, vêtue d’élégance, mais perdue dans son propre théâtre intérieur.

Adèle Hugo à Guernesey durant l'été 1862.
Photographie d'Edmond Bacot (1814-1875). Paris, Maison de Victor Hugo (CC0)
C’est cette partie de sa vie que François Truffaut immortalisera, un siècle plus tard, dans L’Histoire d’Adèle H (1975), avec Isabelle Adjani. Le film, bouleversant, a figé Adèle dans le rôle de la folle romantique, de la femme détruite par l’amour. Mais la vérité est plus complexe.
Les archives et correspondances montrent une femme lucide, cultivée, consciente de son mal. Loin de n’être qu’une hystérique enfermée, Adèle fut victime d’un monde où la liberté féminine n’avait pas de place, et où les émotions d’une femme valaient diagnostic.
À l’époque, les troubles psychiques sont perçus à travers le prisme moral : une femme obstinée, indépendante ou passionnée est facilement qualifiée de « déséquilibrée ».
Adèle, qui refuse les conventions, qui voyage seule, qui poursuit un homme sans chaperon, devient ainsi une figure d’inquiétude sociale. Ce que l’on appellera plus tard « folie » fut sans doute l’expression d’une crise identitaire et existentielle – celle d’une femme cherchant à exister hors du rôle d’épouse ou de fille de.
Une longue nuit
En 1872, après des années d’errance entre Halifax et la Barbade, Adèle est finalement rapatriée en France par un émissaire de son père. Elle est internée à l’asile de Saint-Mandé, puis à celui de Suresnes.
Victor Hugo, bouleversé mais impuissant, lui rend visite. Il note dans ses carnets : « Adèle n’est plus de ce monde ; elle vit dans un autre. »
Elle y demeurera jusqu’à sa mort, en 1915, dans un silence presque complet, à l’âge de 85 ans. Elle aura survécu à toute sa famille.
Les portraits photographiques d’elle, pris dans sa jeunesse, demeurent les seuls témoins de sa beauté mélancolique : un visage pur, presque hiératique, où transparaît l’intelligence et la gravité.
Redonner voix à Adèle
Aujourd’hui, les historiens et historiennes tentent de restituer la vérité d’Adèle Hugo : celle d’une femme complexe, sensible, artiste inachevée.
Les chercheurs qui ont consulté ses journaux – longtemps tenus secrets par la famille – découvrent une écriture poétique, parfois mystique, toujours d’une grande finesse. On y lit la lutte d’une femme contre le silence imposé : le silence de son père, celui de la société, celui de la folie.
Dans le sillage d’autres femmes du XIXᵉ siècle – Camille Claudel, Aloïse Corbaz, Zelda Fitzgerald – Adèle apparaît comme une figure de la modernité tragique : une créatrice sans œuvre, une voix étouffée par la norme.
Sa vie nous parle, encore aujourd’hui, de la fragilité des frontières entre passion, raison et liberté.
Réhabiliter Adèle Hugo, c’est refuser de la réduire à sa maladie.
C’est la replacer dans une histoire plus vaste : celle des femmes dont la singularité a été pathologisée, celle des artistes empêchées, des sensibilités trop fortes pour les cadres d’un siècle moraliste.
Sa vie, à bien des égards, prolonge le romantisme de Victor Hugo jusque dans ses ombres : le rêve, la démesure, la douleur.
Mais elle annonce aussi un autre monde, celui où les femmes pourront enfin vivre leurs passions sans être enfermées pour cela.

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent.
Victor Hugo
Les Châtiments (1853)

Adèle Hugo (vers 1853-1855)
maison de Victor Hugo - Hauteville House (CC0)
En hommage au chef-d'œuvre de François Truffaut, Laura El Makki nous raconte la véritable histoire d'Adèle H., à travers ses journaux et correspondances.
Décembre 1851. Déclaré ennemi public par Louis-Napoléon Bonaparte, Victor Hugo fait cap sur les îles anglo-normandes, précipitant les siens dans un exil qui va durer vingt ans. À Jersey puis à Guernesey, Hugo veille à occuper ses enfants. Adèle, qui pratique assidûment le piano, est chargée d'écrire la chronique du quotidien : c'est le Journal de l'exil dans lequel elle égrène le moindre événement d'une vie jadis mondaine, soudain réduite à de rares visites et aux séances de spiritisme. Scripte docile, Adèle écrit la parole des autres, des hommes surtout. Mais dans des carnets secrets, à travers une langue cryptée, elle fait entendre une voix très différente, pleine d'humour, de désirs et d'excès. Une voix qui, au fil des années, passe de l'excitation au désespoir.
Digne d'un drame romantique, la suite a fourni la matière au film de Truffaut, fixant à jamais la figure d'Adèle Hugo sous les traits d'Isabelle Adjani. À la poursuite d'un amour impossible, celui d'Albert Pinson, un militaire anglais parti rejoindre son régiment à Halifax, Adèle Hugo s'échappe de sa prison dorée : elle errera outre-Atlantique pendant huit ans, abandonnée de tous mais pas aussi folle, érotomane, qu'on a longtemps voulu le croire... Grâce à de nombreuses photos et à des documents inédits, ce livre révèle l'itinéraire complet d'une personnalité indomptable, la genèse d'un destin rêvé et brisé. Au coeur d'une famille façonnée par le génie du père, l'histoire d'une femme qui cherche à s'accomplir et à conquérir sa liberté.
Le Journal complet d'Adèle Hugo
Le Journal d’Adèle Hugo publié, en 3 volume, par Les Lettres Modernes Minard, révèle, pour la première fois dans son intégralité, la voix singulière de la fille du poète. Entre introspection, rêverie et lucidité douloureuse, ces pages intimes restituent la sensibilité d’une femme en quête de liberté au cœur du XIXᵉ siècle.