Histoire et mémoire  

Parmi les thèmes majeurs du programme de Terminale HGGSP, la distinction — et le dialogue parfois conflictuel — entre mémoire et histoire constitue un enjeu central.
Comment les sociétés se souviennent-elles du passé ? Comment les historiens l’étudient-ils ? Et que se passe-t-il lorsque ces deux regards se heurtent ?


Juifs en partance pour Auschwitz,
(Bundesarchiv, CC-BY-SA 3.0)

Entre objectivité historique et subjectivité mémorielle

Dans les sociétés contemporaines, donner la parole aux témoins d’un événement est devenu une pratique courante. Cette démarche, qui consiste à collecter des mémoires individuelles ou collectives, permet d’enrichir le savoir historique. Mais elle n’est pas sans poser problème : si mémoire et histoire visent toutes deux à raconter le passé, elles le racontent différemment — parfois au point d’entrer en tension, voire en contradiction.

L’histoire appartient au domaine scientifique. Elle repose sur une méthode fondée sur l’analyse critique de sources variées (archives, témoignages, objets, productions culturelles). L’historien contextualise, périodise, croise les travaux de ses collègues, et cherche à reconstruire un récit aussi objectif que possible.

La mémoire, au contraire, est affective, subjective, partielle. Elle varie selon les individus, les familles, les groupes sociaux ou les nations. Il n’existe pas « une » mémoire mais des mémoires, façonnées par l’expérience personnelle, par le milieu culturel, par les représentations collectives et par les besoins du présent.

La mémoire : un objet d’histoire à part entière

Depuis les années 1980, sous l’impulsion d’historiens comme Pierre Nora, la mémoire est devenue un véritable objet de recherche. Elle permet de comprendre comment une société se raconte son passé, mais aussi pourquoi certaines périodes deviennent sensibles ou conflictuelles.

Les historiens distinguent trois grands types de mémoire :

1. La mémoire officielle

Portée par l’État, elle s’exprime à travers des politiques mémorielles : commémorations, monuments, programmes scolaires. Elle peut parfois servir un objectif politique, en valorisant un récit national unificateur.

2. La mémoire des acteurs

Celle des témoins directs, dont les souvenirs divergent souvent. Deux individus présents au même moment ne retiennent pas la même chose : la mémoire est toujours sélective.

3. La mémoire sociale

Elle correspond à la perception du passé dans l’opinion publique, mouvante selon les préoccupations du présent.

Pour comprendre ces mécanismes, le cas de la Seconde Guerre mondiale en France est éclairant. L’historien Henry Rousso identifie trois grandes phases mémorielles :

  • Le temps de l’amnésie (années 1945-1960) : la société refoule les traumatismes. L’État construit un mythe politique — celui d’une France largement résistante.

  • Le temps de l’anamnèse (années 1970-1990) : les témoignages affluent, les historiens révèlent les zones d’ombre, les œuvres culturelles ravivent les mémoires.

  • Le temps de l’hypermnésie (depuis les années 1990) : multiplication des commémorations, forte demande de reconnaissance mémorielle.

Cette dynamique montre comment la mémoire évolue, s’enrichit, s’oppose parfois aux vérités établies par l’histoire.

Quand les mémoires s’affrontent

La mémoire collective peut devenir un terrain de tensions, notamment lorsque des nations portent des récits opposés d’un même événement.

Ainsi :

  • l’Occident entretient souvent une vision héroïque des croisades, tandis que dans le monde musulman elles symbolisent une agression violente ;

  • le génocide arménien est reconnu comme tel par de nombreux États, mais nié par la Turquie ;

  • les mémoires de la colonisation restent profondément divergentes entre anciens colonisateurs et colonisés.

Ces contradictions montrent que la mémoire n’est pas seulement affective : elle est aussi politique, parfois instrumentalisée pour justifier une position diplomatique, pour construire un roman national ou pour apaiser — ou raviver — des tensions internes.

Mémoire, histoire et lois mémorielles : un débat contemporain


Depuis la loi Gayssot (1990), qui pénalise le négationnisme, la France a adopté plusieurs lois mémorielles. Elles reconnaissent, par exemple, le génocide arménien, l’esclavage comme crime contre l’humanité (loi Taubira, 2001), ou les souffrances des rapatriés d’Algérie (2005).

 

Ces textes répondent à un besoin de justice symbolique, mais inquiètent une partie du monde académique. De nombreux historiens dénoncent un risque d’injonction mémorielle, où l’État imposerait une vision morale du passé au détriment de la liberté de recherche.

 

Face à cette évolution, deux mouvements apparaissent :

 

  • Liberté pour l’histoire, fondée par Pierre Nora en 2005, s’oppose à toute loi prescrivant une interprétation historique.

  • Le CVUH (Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire) adopte une position plus nuancée : il accepte le principe des lois mémorielles mais intervient pour rappeler l’état des connaissances scientifiques lorsque des polémiques surgissent.

La question est délicate : comment concilier la nécessité morale de reconnaître certains crimes et le respect de la méthode historique ?

 

Histoire et mémoire : un dialogue nécessaire

 

Si histoire et mémoire diffèrent dans leur rapport au passé, elles ne sont pas pour autant incompatibles. Bien au contraire : l’historien se nourrit des mémoires, tout en les analysant avec distance critique.

 

L’histoire reste un travail scientifique, jamais achevé, en constante réévaluation. La mémoire, elle, permet de comprendre comment les sociétés vivent leur passé et comment elles s’en servent pour construire leur identité.

 

À condition d’être interrogée, contextualisée, dépassionnée, la mémoire devient une source précieuse. Elle complète l’histoire, sans s’y substituer.

Conclusion : comprendre le passé pour mieux comprendre le présent

Étudier la relation entre mémoire et histoire, c’est comprendre que le passé n’est jamais entièrement fixé. Il se redéfinit au fil des générations, des débats publics, des découvertes scientifiques.

Dans un monde où les enjeux mémoriels sont de plus en plus politisés, il est crucial de distinguer la rigueur de l’histoire de l’émotion des mémoires, sans opposer ces deux dimensions indispensables à la compréhension du monde contemporain.

Le passé n’éclaire l’avenir que s’il est interrogé.

Marc Bloch


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Quiz — Histoire & Mémoire (Terminale HGGSP)

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10 QCM. Après soumission, vous obtiendrez la note et un retour immédiat par question : Bonne réponse ! ou Mauvaise réponse avec l'option correcte.

1. Quelle phrase distingue correctement l'histoire et la mémoire ?
2. Qui a popularisé la réflexion sur la mémoire en histoire avec l'ouvrage Les Lieux de mémoire ?
3. Selon Henry Rousso, quelle expression décrit la période initiale après un conflit où la société refoule le traumatisme ?
4. Qu'entend-on par « politique mémorielle » ?
5. La loi Gayssot (1990) vise principalement à :
6. Quelle expression désigne les souvenirs des témoins directs d'un événement ?
7. Une critique fréquente des lois mémorielles est qu'elles :
8. Parmi les trois phases de la mémoire identifiées par Henry Rousso, lesquelles sont exactes ?
9. Le conflit mémoriel autour de la reconnaissance du génocide arménien illustre :
10. Pour l'historien, la mémoire est généralement considérée comme :