Première bulle spéculative de l’histoire moderne, la tulipomanie hollandaise révèle comment le désir, la rareté et la confiance peuvent transformer une fleur en fortune – puis en ruine.
Au XVIIe siècle, la République des Provinces-Unies est au sommet de sa puissance. Entre les comptoirs des Indes et les canaux d’Amsterdam, un commerce florissant fait naître un nouveau type d’économie : celle de la spéculation. Et c’est une fleur, la tulipe, qui va devenir le symbole de cette folie marchande. L’histoire de la tulipomanie raconte à la fois la naissance du capitalisme moderne et la première crise de confiance d’un monde obsédé par la valeur.

Allégorie de la tulipomania
peinture de Jan Brueghel le jeune (vers 1640)
La tulipe n’est pas née aux Pays-Bas. Originaire d’Asie centrale, elle fut cultivée dans l’Empire ottoman avant de séduire les ambassadeurs européens au XVIe siècle. En 1554, Ogier de Busbecq, diplomate flamand à la cour de Soliman le Magnifique, expédie quelques bulbes à Vienne. Très vite, la fleur s’impose dans les jardins aristocratiques d’Europe. Mais c’est en Hollande, ce petit pays de marchands et de botanistes, qu’elle va trouver son paradis — et sa perdition.
Au début du XVIIe siècle, la République des Provinces-Unies est l’un des États les plus riches du monde. Amsterdam règne sur les mers, sa Bourse attire les investisseurs, ses chantiers navals et ses comptoirs d’Asie font circuler les richesses. Dans ce climat d’euphorie marchande, la tulipe devient un symbole de distinction sociale : plus le motif de la fleur est rare, plus elle vaut cher. Certaines variétés, marbrées ou "flammées" par un virus végétal, sont considérées comme de véritables œuvres d’art.

Une tulipe "Semper Augustus", la plus chère des tulipes vendues pendant la tulipomania
(Norton Simon Museum)
Vers 1634, la passion se transforme en véritable frénésie. Les jardiniers, les commerçants, les artisans et même les marins se mettent à acheter et revendre des bulbes comme des titres financiers. Les échanges se font à terme : on ne livre pas tout de suite les bulbes, mais on spécule sur leur prix futur. Des contrats sont rédigés, des intermédiaires se multiplient, et dans les tavernes d’Amsterdam, de Haarlem ou de Leyde, on parie sur les tulipes comme on pariera plus tard sur le cours du blé ou du pétrole.
Les prix s’envolent. Un seul bulbe de la variété Semper Augustus — célèbre pour ses pétales blancs striés de rouge — peut atteindre l’équivalent du revenu annuel d’un maître artisan, parfois même celui d’une maison sur les canaux d’Amsterdam. Certains bulbes changent de main dix fois avant d’être plantés. On les échange contre du bétail, des tonneaux de vin, des étoffes de soie. Le bulbe devient une promesse d’avenir, une abstraction de richesse : la tulipe est désormais une monnaie.
La mécanique est connue : plus les prix montent, plus les gens veulent acheter, de peur de rater la chance de leur vie. L’appât du gain l’emporte sur la prudence, et l’idée même de « valeur réelle » disparaît. L’économie hollandaise, pourtant prospère et rationnelle, entre dans une forme d’hallucination collective.
Mais à la fin de l’hiver 1636-1637, quelque chose se fissure. À Haarlem, un enchérisseur se dédit. D’autres suivent. Les prix cessent de grimper, puis chutent brutalement. En quelques semaines, la tulipe ne vaut plus rien. Les fortunes s’évaporent, les contrats sont reniés, les tribunaux refusent de reconnaître ces ventes extravagantes. La bulle éclate, laissant derrière elle une société médusée.
Une crise économique… ou morale ?
Contrairement à certaines légendes, la chute de la tulipomanie ne provoqua pas d’effondrement général. L’économie hollandaise, solide et diversifiée, s’en remit vite. Mais l’événement laissa une trace durable dans la mémoire collective. Pamphlets, gravures et satires s’emparèrent du thème. On représenta les spéculateurs affublés d’oreilles d’âne, courant après des fleurs comme des fous.
L’une des plus célèbres gravures, Flora’s Mallewagen (« Le char de la folie de Flore »), montre la déesse des fleurs conduite par une foule délirante vers la ruine — une allégorie de la cupidité humaine.
La tulipomanie devint ainsi un mythe moral avant d’être une crise économique : la parabole de l’avidité, de la vanité et du vertige spéculatif. Voltaire, Balzac, puis plus tard Charles Mackay dans Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds (1841), y verront la preuve que la foule, livrée à ses désirs, perd tout sens commun.
La première bulle d’un monde moderne
La tulipomanie n’est pas seulement une curiosité botanique. Elle marque un tournant : celui du passage à une économie de marché abstraite, fondée sur la spéculation, la dette et la confiance. C’est dans la Hollande du XVIIe siècle qu’apparaissent la première Bourse moderne, les compagnies par actions, les assurances, la comptabilité à grande échelle. Le rêve marchand engendre aussi son double : le risque de folie collective.
Depuis, les mêmes logiques se répètent, du krach de 1929 à la crise des subprimes, des dotcoms à la frénésie du bitcoin. À chaque fois, une promesse nouvelle — une action, une technologie, une monnaie, une fleur — réactive le vieux mirage : celui d’un enrichissement sans effort. Et toujours, quand la bulle éclate, l’économie se souvient que la valeur n’existe que parce qu’on y croit.
La tulipe, toujours debout
Aujourd’hui encore, les champs de tulipes colorent les plaines hollandaises chaque printemps. Elles sont devenues un emblème national, un souvenir domestiqué de cette folie. L’épisode de 1637 reste une leçon d’économie autant que d’humanité : la beauté peut inspirer le meilleur — l’art, la recherche, la culture — mais aussi le pire, quand elle se change en marchandise.
Dans les archives d’Amsterdam, on retrouve parfois les traces de contrats absurdes :
« Pour un bulbe de Viceroy, trois bœufs gras, huit porcs, douze moutons, deux tonneaux de vin, quatre tonneaux de bière et mille livres de fromage. »
Une fleur contre une ferme entière : la déraison n’a pas d’époque.

Les hommes se sont précipités pour acheter des bulbes de tulipes comme on achète de l’or, et la folie les a poussés à échanger des fortunes contre des fleurs qui, le lendemain, ne valaient plus rien.
Charles Mackay (1841)

marché au Cameroun (1929)
(source : gallica.bfn.fr/ BnF)
Comment la tontine parvient à être un lieu de symbiose entre traditions et modernité, réciprocité et marché, continuité et innovation.