Esprits à moustaches : les chats surnaturels dans la culture japonaise

Entre fascination et crainte, le Japon a fait du chat une figure à la fois familière et magique. Le bakeneko et le nekomata, deux créatures mythiques aux allures félines, hantent depuis des siècles l’imaginaire collectif nippon. Qui sont vraiment ces chats devenus esprits ? Et que nous disent-ils sur la relation entre les humains et l’invisible ?


Yōkai : l’univers des créatures étranges

Pour comprendre la place du bakeneko et du nekomata, il faut plonger dans l’univers des yōkai — ces créatures surnaturelles du folklore japonais. Tantôt monstres, tantôt esprits, les yōkai sont des êtres mystérieux issus de la nature, d’objets anciens ou d’animaux métamorphosés. Ils peuvent effrayer, aider, punir, jouer ou séduire.

Dans la vision animiste du monde propre au Japon, tout ce qui existe est potentiellement porteur d’une âme. Un chat qui vit longtemps, un parapluie abandonné, une montagne solitaire : tous peuvent devenir des yōkai. Ces êtres reflètent aussi les peurs sociales, les tabous, ou les forces incontrôlées de la nature et de l’émotion.

Le bakeneko : quand le chat se transforme

Le bakeneko, littéralement « chat qui change de forme », est un des yōkai les plus populaires. Il naît d’un chat domestique qui, avec le temps ou sous l’effet de conditions particulières (âge avancé, queue trop longue, maltraitance…), acquiert des pouvoirs surnaturels.
Entre autres, il se dresse sur ses pattes arrière, tel un humain. Il parle, rit, cuisine, ou danse autour du feu avec une serviette sur la tête — image célèbre dans l’ukiyo-e (mouvement artistique japonais de l'époque d'Edo entre 1603 et1868)

La bakeneko peut prendre forme humaine, souvent celle d’une femme, pour tromper ou se venger. Il hante les maisons, cause des maladies, ou exerce des malédictions.

Mais le bakeneko n’est pas toujours hostile. Certaines histoires le montrent protecteur ou loyal, notamment envers ceux qui l’ont aimé. Il symbolise le chat domestique ambigu, à la fois familier et insaisissable.

Le nekomata : le chat qui danse avec les morts

Plus ancien et plus effrayant, le nekomata  est une version avancée du bakeneko. Son nom signifie « chat double », en référence à sa queue qui se divise en deux. Dans les croyances populaires, un vieux chat peut ainsi évoluer en nekomata, créature liée à la mort et à la sorcellerie.

Le nekomata  réanime les morts et les manipule comme des marionnettes. Il invoque les esprits et peut brûler des maisons avec des boules de feu. Il est parfois vu dansant sur ses deux queues au son d’un shamisen (instrument traditionnel).

Le nekomata est craint et souvent associé à la vengeance, notamment dans les récits où un chat maltraité revient hanter son ancien maître. Certains villages japonais interdisaient autrefois de garder des chats trop longtemps ou coupaient leur queue pour éviter la transformation.

Nekomata par Sawaki Suushi (1737)

Chats, estampes et récits

Dès l’époque Edo (1603–1868), les artistes japonais s’emparent de ces figures. Les maîtres de l’ukiyo-e, comme Utagawa Kuniyoshi, dépeignent des chats anthropomorphes dans des scènes comiques ou inquiétantes. Des rouleaux peints (emaki) montrent des bakeneko en action, prenant possession d’un foyer ou se métamorphosant sous les yeux d’un humain terrifié.

Dans la littérature, les chats yōkai apparaissent dans les kaidan (récits de fantômes), mais aussi dans les nouvelles modernes. Aujourd’hui, ils sont omniprésents dans les mangas (GeGeGe no Kitarō, Natsume Yūjinchō), les jeux vidéo (Yokai Watch, Nioh, Persona), et les films (Pom Poko, Le Voyage de Chihiro).

Une estampe représentant un Bakeneko avec au centre un chat qui s’est changé en vieille femme,
(œuvre deUtagawa Kuniyoshi ,
1835)

Entre réel et imaginaire : le chat, passeur de mondes

Pourquoi les chats fascinent-ils autant dans la culture japonaise ? Parce qu’ils sont, depuis toujours, des êtres interstitiels : actifs la nuit, silencieux, indépendants, ils semblent se tenir entre deux mondes — celui des hommes et celui des esprits.

Leur regard, leur comportement imprévisible, leur silence mystérieux les rendent parfaits pour incarner ces figures ambiguës : protecteurs ou destructeurs, compagnons ou revenants. Ils nous rappellent que l’ordre du monde est toujours fragile, et que l’invisible rôde — souvent sous les traits d’un animal familier.


猫はただの動物ではない。

Le chat n’est pas qu’un animal.

Sagesse populaire japonaise


Le bakeneko et le nekomata sont bien plus que de simples légendes : ce sont des miroirs de la culture japonaise, révélant ses angoisses, ses croyances et sa poésie de l’étrange. Et si, au fond, les chats gardaient toujours un pied dans l’au-delà ?



Bakeneko (Époque d'Edo : 1603–1868)

estampe de Utagawa Kunisada (1835)


les yokaï félins dans les mangas


Bakeneko Parade

Kagurazaka Bakeneko Parade
(Flickr CC BY-NC-ND 2.0)