Parmi les objets les plus intrigants légués par l’Antiquité, les dodécaèdres romains occupent une place à part. Leur fonction demeure mystérieuse : outils scientifiques, instruments religieux, jouets ? Deux mille ans après leur fabrication, aucune certitude ne s’impose.

Dodécaèdre en bronze trouvé à Tongres (Belgique), Musée gallo-romain de Tongres.
Une énigme en bronze
Les dodécaèdres romains se présentent sous la forme de polyèdres creux, généralement de la taille d’une balle de tennis (entre 4 et 11 cm de diamètre). Ils possèdent douze faces pentagonales, percées chacune d’un trou circulaire de diamètre variable. Aux sommets, de petites excroissances sphériques ponctuent la structure.
La première découverte documentée date du XVIIIᵉ siècle, mais depuis, plus de cent exemplaires ont été mis au jour, principalement en Europe du Nord-Ouest : Grande-Bretagne, France, Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Suisse. Fait notable : on n’en a jamais trouvé en Italie, cœur de l’Empire romain.

En rouge, les zones de l'empire romain où des dodécaèdres ont été retrouvés
Absence de sources écrites
L’un des plus grands mystères des dodécaèdres est le silence des textes antiques. Ni Pline l’Ancien, ni Vitruve, ni aucun auteur technique ou militaire n’en fait mention. Or, les Romains étaient prolixes lorsqu’il s’agissait de décrire leurs instruments de mesure, leurs ustensiles domestiques ou leurs objets de culte. Ce vide documentaire nourrit l’hypothèse que leur usage pouvait être limité à certaines régions ou communautés, échappant aux grands centres lettrés.
Les hypothèses : entre science et superstition
Depuis leur redécouverte, les dodécaèdres ont suscité une profusion d’hypothèses :
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Instruments de mesure : certains chercheurs y voient des gabarits destinés à calculer des distances, des angles ou des diamètres de tuyaux. D’autres proposent un usage astronomique, par exemple pour déterminer la date optimale des semailles en observant la hauteur du soleil à travers les trous.
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Objets religieux : leur rareté, leur finition soignée et l’absence de traces d’usure suggèrent une fonction rituelle. Ils auraient pu être utilisés comme instruments divinatoires, accessoires de culte liés à la fertilité ou au calendrier agricole.
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Accessoires militaires : on a avancé l’idée qu’ils servaient de portées de tir pour les catapultes ou de signaux visuels. Mais aucun texte ou iconographie ne corrobore cette piste.
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Objets quotidiens ou ludiques : certaines expériences montrent qu’ils peuvent servir de moules pour tricoter des gants en laine — une hypothèse séduisante mais contestée. D’autres les envisagent comme jouets ou dés sophistiqués, même si leur irrégularité les rend peu pratiques pour le hasard.
Un objet « barbare » ?
La répartition géographique interroge : pourquoi ces dodécaèdres n’apparaissent-ils qu’aux marges nord-occidentales de l’Empire ? Certains chercheurs y voient une production spécifique aux provinces, peut-être liée à des traditions celtiques locales, que les Romains auraient tolérées. D’autres pensent qu’il s’agit d’objets de prestige, réservés à une élite provinciale romanisée.
En 1982, un dodécaèdre fut retrouvé dans un trésor monétaire en Ardenne belge. Sa présence aux côtés de pièces d’or suggère que son propriétaire lui attribuait une grande valeur — peut-être religieuse, peut-être utilitaire. Ce n’était pas un simple jouet oublié dans une maison.
Le charme de l’énigme
Aucune expérience archéologique n’a jusqu’ici tranché définitivement la question. Chaque nouvelle découverte relance le débat, sans que l’on parvienne à une explication consensuelle. Peut-être les dodécaèdres avaient-ils plusieurs usages à la fois, pratiques et symboliques, comme souvent dans l’Antiquité.
Ce mystère, loin d’être un échec de la recherche, rappelle que le passé ne livre pas toutes ses clés. Les dodécaèdres romains nous invitent à la prudence face à nos certitudes, et à cultiver l’émerveillement : dans ce silence des sources et ce foisonnement d’hypothèses, se joue une partie du charme de l’archéologie.

Rome nous a laissé tant de pierres et si peu de paroles : c’est à nous d’inventer les significations perdues.
Paul Veyne,
L’Empire gréco-romain
Histoire générale de
l’Empire romain
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