Saint Augustin d’Hippone : un Africain universel

Par-delà les frontières et les dogmes, la figure du plus grand penseur du christianisme antique rappelle combien les destins de l’Europe et de l’Afrique du Nord se sont, depuis toujours, entrelacés.


Saint Augustine
par Philippe de Champaigne

Quand il naît en 354 à Thagaste, aujourd’hui Souk Ahras en Algérie, Aurelius Augustinus appartient à ce monde méditerranéen où les frontières n’ont rien d’absolu. Fils d’un modeste fonctionnaire païen et d’une mère chrétienne, la future sainte Monique, il grandit dans une Afrique du Nord romaine, brillante, lettrée et profondément urbaine.

À Carthage, Hippone, Cirta (Constantine) ou Leptis Magna (Libye), les théâtres, les forums et les écoles rivalisent avec ceux de Rome. L’Afrique du Nord est alors l’un des poumons intellectuels et économiques de l’Empire romain, exportant blé, huile d’olive, mais aussi idées et savants.

Augustin, élève doué et ambitieux, s’y forme à la rhétorique avant de gagner Rome puis Milan. Son parcours illustre ce que fut longtemps la Méditerranée : un espace fluide de circulations, non une frontière. Les hommes, les livres et les dieux y voyageaient sans passeports.

La conversion d'Augustin par Nicolo di Pietro (1413)

Converti au christianisme après des années de doutes et d’errances philosophiques, Augustin revient en Afrique, devient prêtre puis évêque d’Hippone, sur la côte algérienne actuelle. C’est là qu’il écrira ses Confessions et La Cité de Dieu, deux œuvres fondatrices de la pensée occidentale.

Ce que l’on oublie souvent, c’est qu’il ne se pensait pas “Africain” au sens identitaire moderne : il était romain, chrétien et homme du monde méditerranéen. Mais son enracinement africain transparaît dans son style — puissant, imagé, parfois véhément — et dans sa vision du monde : une foi ardente confrontée à la pluralité des croyances, un appel à la raison dans un espace où se mêlaient déjà l’Orient, l’Europe et l’Afrique.

Il est l’un des premiers à poser les questions qui traverseront les siècles : qu’est-ce qu’une communauté ? Qu’est-ce qu’un État juste ? Où s’arrête la liberté humaine ? Et, d’une certaine manière, il est aussi le premier grand écrivain de l’Afrique.

Méditerranée et colonisations croisées.

À travers la trajectoire d’Augustin, on saisit combien les destins de l’Europe et de l’Afrique du Nord ont été intimement tissés, bien avant les croisades ou la colonisation.

Les Romains colonisent l’Afrique ? Oui — mais, à peine deux siècles plus tard, ce sont des Africains romanisés qui donnent à Rome ses plus brillants esprits : Tertullien, Apulée, Augustin.

Les Arabes conquièrent l’Espagne ? En retour, Al-Andalus devient un foyer de science, d’art et de philosophie qui irrigue toute l’Europe médiévale.

Les Normands s’installent à Tunis au XIIᵉ siècle, avant que des marins andalous et maghrébins ne participent à la cartographie du Nouveau Monde.

La Méditerranée, loin d’être un mur, a toujours été une matrice commune, parfois tragique, toujours féconde.

L’histoire n’a pas attendu les Européens du XIXᵉ siècle pour connaître des colonisations dans les deux sens.

Les Phéniciens fondent Carthage sur la côte africaine ; les Carthaginois dominent la Sicile et la Sardaigne ; plus tard, les Maures traversent le détroit de Gibraltar et s’installent jusqu’en Languedoc, à Narbonne, à Nîmes, voire à Toulouse.

Des dynasties berbères régneront sur l’Andalousie et jusqu’à Cordoue.

Et lorsque, des siècles plus tard, la France coloniale s’installe à Alger, elle retrouve, sans le dire, une ville dont les racines étaient déjà méditerranéennes, métissées, mêlées depuis l’Antiquité.

Les flux furent réciproques, incessants : savants, commerçants, soldats, captifs, missionnaires, exilés. Une seule mer, mais des peuples multiples, des religions concurrentes, des échanges permanents.

Augustin, le penseur de l’entre-deux

Augustin, Africain romanisé, latinophone chrétien dans un monde païen, incarne cette condition méditerranéenne du mélange et du dialogue.

Il vit à une époque de basculement : l’Empire romain vacille, les invasions s’amorcent, les certitudes s’effritent. Son œuvre traduit à la fois l’inquiétude et l’espérance de ce monde en mutation.

Et s’il demeure si actuel, c’est peut-être parce que son horizon était celui que nous redécouvrons aujourd’hui : un monde pluriel, connecté, traversé de migrations et de croyances contradictoires.

Quand il écrit : « Les hommes sont des voyageurs en route vers la Cité de Dieu », il parle autant de foi que de mouvement — une métaphore presque géographique de la Méditerranée elle-même.

Un héritage partagé

Saint Augustin n’appartient ni à l’Europe, ni à l’Afrique : il appartient à leur entre-deux, cet espace d’échanges et de tensions qui a fait la grandeur des deux rives.

Son latin africain a nourri la théologie européenne, sa pensée a façonné l’humanisme, et sa ville d’Hippone — aujourd’hui Annaba — reste un symbole de coexistence et de continuité historique.

Dans un monde souvent tenté par le repli, Augustin rappelle qu’avant les conquêtes et les murs, il y eut la mer, cette mer intérieure qui unit depuis des millénaires les destins de l’Europe et de l’Afrique.

Je suis Darius, le Grand Roi, roi des rois, roi des pays aux nombreuses langues, roi de cette vaste terre, fils d’Hystaspes, un Achéménide, un Perse, fils d’un Perse

Extrait de l'inscription de  Behistun


A lire

Les Confessions et Dialogues philosophiques - La Cité de Dieu de Saint Augustin

Réunies dans un même coffret de la Bibliothèque de la Pléiade, deux œuvres  majeures de saint Augustin. qui ont marqué l'histoire de la pensée. 



La mémoire d’Hippone

Les ruines de la basilique Saint-Augustin à Annaba  reconstruite au XIXᵉ siècle par les Français et restaurée depuis l'indépendance,  abrite aujourd’hui la dépouille symbolique du saint.

Chaque année, des pèlerins venus d’Afrique, d’Europe et du Moyen-Orient s’y recueillent.

Un rappel, peut-être, que les civilisations se succèdent, mais les rivages demeurent.

La basilique de Saint Augustin ( Lala Bouna )
(Annaba, Algérie) - Fouad23000, CC BY-SA 4.0