Le génocide arménien, dans l'ombre de la Grande guerre : histoire d’un crime effacé

En 1915, au cœur de l’Empire ottoman en guerre, un peuple entier est condamné à l’exil, à la faim et aux massacres : le premier génocide du XXe siècle. Cette tragédie, longtemps niée et toujours disputée, reste une clé essentielle pour comprendre l’histoire des violences de masse modernes


Arménie 1915 : femme pleurant sur son enfant mort 

Un crime contre l’humanité dans l’ombre de la Grande Guerre

Au cœur de la Première Guerre mondiale, alors que l’Europe s’embrase, un autre drame se joue dans l’Empire ottoman : le premier génocide du XXe siècle. Entre 1915 et 1916, plus d’un million et demi d’Arméniens sont systématiquement exterminés par le régime des Jeunes-Turcs. Massacres, déportations, famines organisées… Ces événements, longtemps niés ou minimisés, marquent une rupture dans l’histoire des crimes de masse et posent encore aujourd’hui des questions cruciales sur la mémoire, la justice et la reconnaissance internationale.

Cadavres d'Arméniens en 1915, près d'Angora (actuellement Ankara)

Les origines d’une tragédie annoncée

Dès la fin du XIXe siècle, les Arméniens, minorité chrétienne dans un empire ottoman majoritairement musulman, subissent des persécutions. Les réformes imposées par les puissances européennes et les revendications autonomistes arméniennes exacerbent les tensions. En 1908, l’arrivée au pouvoir des Jeunes-Turcs, un mouvement nationaliste, laisse espérer une ère de modernisation. Pourtant, leur politique se radicalise : la peur de la « trahison arménienne » et la défaite ottomane face à la Russie en 1915 servent de prétexte à une « solution finale ».

Le 24 avril 1915, des centaines d’intellectuels et de notables arméniens sont arrêtés à Constantinople (aujourd’hui Istanbul). C’est le début d’une campagne d’extermination méthodique. Les hommes sont massacrés, les femmes, les enfants et les vieillards déportés vers les déserts de Syrie et de Mésopotamie, où la faim et les maladies achèvent les survivants.

Un génocide documenté, mais longtemps ignoré

Les preuves ne manquent pas : témoignages de diplomates allemands (alliés des Ottomans), rapports de missionnaires américains, photos et récits de survivants. Pourtant, la communauté internationale ferme les yeux. La Turquie, héritière de l’Empire ottoman, refuse toujours de reconnaître le terme de « génocide », évoquant des « événements tragiques » dans un contexte de guerre.

La question de la reconnaissance divise encore. En France, une loi de 2001 qualifie officiellement ces faits de génocide, mais d’autres pays, comme les États-Unis, n’ont franchi le pas qu’en 2021, sous la présidence de Joe Biden. Chaque 24 avril, les communautés arméniennes du monde entier commémorent ce drame, tandis que la Turquie maintient une ligne de déni, accusant les Arméniens de « falsification de l’histoire ».

Arménienne torturée et poignardée lors des exactions et massacres d'Adana

Pourquoi ce génocide résonne-t-il encore aujourd’hui ?

Le génocide arménien n’est pas seulement un chapitre sombre de l’histoire : il est un miroir tendu à notre époque. Il interroge la responsabilité des États face aux crimes de masse, le rôle de la mémoire dans la construction des identités nationales, et les limites de la justice internationale. En 2025, alors que les conflits et les discours de haine resurgissent, son étude reste plus que jamais d’actualité.

Enjeux contemporains :

  • La question de la réparation : Les descendants des victimes réclament des excuses officielles et des réparations, mais la Turquie rejette toute idée de culpabilité.
  • La mémoire comme arme politique : Le génocide arménien est instrumentalisé dans les relations internationales, notamment entre l’Arménie, la Turquie et l’Azerbaïdjan.
  • Un précédent historique : Les historiens soulignent que l’impunité dont ont bénéficié les responsables ottomans a ouvert la voie à d’autres génocides, comme celui des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.

Le devoir de mémoire face à l’oubli

Cent dix ans après les faits, le génocide arménien reste un sujet de débats passionnés. Entre reconnaissance et négationnisme, entre mémoire et instrumentalisation, son héritage est complexe. Pourtant, comme l’écrivait l’historien Yves Ternon, « reconnaître un génocide, c’est d’abord reconnaître l’humanité de ses victimes ». En ce sens, le combat pour la vérité dépasse les frontières et les époques : il est universel.


Noir Lumière chante le génocide arménien


Nier le génocide arménien, c'est tuer les victimes une seconde fois.

Elie Wiesel


Résumé audio par Johan

Le drame du génocide arménien en 2 minutes chrono avec Johan : cliquer simplement ci-dessous.


Les Arméniens dans l'Empire ottoman en 1915

En 1915, les Arméniens, installés depuis des siècles dans l’Empire ottoman, vivaient principalement dans  les Six Vilayets (Arménie occidentale)

Les 6 Vilayets arméniennes

Une population importante d'Arméniens résidaient encore en Cilicie (Adana, Mersin) et dans les grandes villes comme Constantinople (Istamboul) Smyrne, Trabzon et Angora (Ankara), où ils jouaient un rôle économique et intellectuel clé.

Cette répartition explique pourquoi les déportations ont d’abord ciblé l’est de l’Anatolie, avant de s’étendre à tout l’Empire. 


L'exil des survivants

Ils ont marché jusqu’à l’épuisement, survécu à la faim et perdu les leurs… Puis ils ont dû tout recommencer, loin de leur Arménie natale.

La majorité des rescapés, souvent des femmes et des enfants, furent accueillis dans des camps de réfugiés en Syrie, au Liban et en Irak, sous mandat français ou britannique après 1918. La Russie, déjà terre d’accueil pour les Arméniens fuyant les persécutions du XIXe siècle, reçut aussi des milliers de survivants, notamment dans le Caucase (Erevan, Tiflis).

Dès les années 1920, des vagues de survivants gagnèrent l’Europe (France, Grèce, Bulgarie) et les États-Unis). Marseille, Paris et Boston devinrent des centres de la diaspora, où les Arméniens recréèrent des communautés autour de leurs églises, de leurs écoles et de leur presse. 

Ces lieux d’exil ne furent pas seulement des refuges : ils devinrent les berceaux d’une identité arménienne reconstruite. Malgré la perte de leur patrie historique, les survivants transmirent leur langue, leur culture et leur mémoire, transformant leur diaspora en un symbole de survie et de résistance

Réfugiés arméniens
(source : Library of Congress)


Conseil de lecture

Voici, pour la première fois, non seulement l'histoire, mais aussi la "géographie" exhaustive du génocide, région par région. Cette étude rigoureuse et complète permet de comprendre la genèse de ces crimes de masse, aboutissement d'un long processus, au cours duquel l'élimination physique d'une partie de sa propre population a été conçue comme la condition nécessaire à la construction de l'État-nation turc. Au-delà de la mémoire, ce livre-monument invite à une réflexion sur les fondements idéologiques et culturels d'une société qui rejette son passé et ne parvient pas à assumer son histoire. Raymond Kévorkian est historien. Il enseigne à l'Institut français de géopolitique (université Paris-VIII-Saint-Denis) et dirige la Bibliothèque arménienne Nubar. Il est également l'auteur d'une dizaine d'ouvrages consacrés à l'histoire moderne et contemporaine de l'Arménie et des Arméniens