Il fut un temps où les rois, censés incarner l’ordre et la continuité, devenaient eux-mêmes la source du chaos. Leurs caprices gouvernaient les nations, leurs visions délirantes remodelaient le destin de millions d’êtres humains. On les appelait “fous”, parfois à voix basse, parfois ouvertement lorsque le mal était trop criant. Aujourd’hui, nous aimons penser que ces figures appartiennent au passé, à une époque révolue où la couronne pesait plus lourd que la raison. Pourtant, l’ombre des rois fous plane toujours. Pire : dans un monde hypermédiatisé, instable et en quête de repères, leurs descendants idéologiques reviennent au galop – élus parfois, autoproclamés souvent, redoutablement efficaces toujours.
L’histoire est jalonnée de souverains dont l’équilibre mental semblait incompatible avec les charges qu’ils exerçaient. Charles VI de France, au XIVe siècle, persuadé d’être fait de verre, évitait tout contact de peur de se briser. Ivan le Terrible, tsar halluciné, oscillait entre piété extrême et massacres sauvages, allant jusqu’à tuer son propre fils dans un accès de rage. Caligula, empereur romain, nomma son cheval consul et faisait exécuter à loisir, persuadé de sa divinité. Ces figures ne sont pas que des curiosités historiques : elles nous rappellent que la concentration extrême du pouvoir, lorsqu’elle n’est pas tempérée par des contrepoids solides, peut être le catalyseur d’un dérèglement profond.
La folie, en soi, n’est pas un crime. Mais lorsqu’elle s’exerce depuis le sommet de l’État, elle devient un risque collectif. L’isolement du pouvoir, la paranoïa, la mégalomanie, le rejet du réel et l’incapacité à entendre la contradiction sont autant de signes qui, hier comme aujourd’hui, précipitent des nations entières dans l’abîme. Car le pouvoir, comme l’ont bien montré les psychiatres du XXe siècle, n’est pas qu’un poste politique : il est aussi un terrain de projection fantasmatique, un théâtre où le moi peut se déformer jusqu’à la rupture.
Si l’on pensait que les mécanismes modernes – démocratie, presse libre, séparation des pouvoirs – nous protégeaient de ces dérives, le XXIe siècle nous détrompe cruellement. Donald Trump, avec son égo démesuré, sa déconnexion de la vérité et son comportement erratique, en est un exemple frappant. Jair Bolsonaro, au Brésil, niait la gravité du Covid-19 en qualifiant le virus de « petite grippe » et se moquait des victimes. Vladimir Poutine, enfermé dans un récit historique délirant, mène une guerre fondée sur une vision quasi mystique de l’Empire russe. Kim Jong-un, héritier d’une dynastie paranoïaque, cultive un culte de la personnalité proche de la théocratie et use d’un langage apocalyptique sur fond de menace nucléaire.
Ces figures ne sont pas uniquement des cas individuels. Elles révèlent les failles de notre époque : la fragilité des contre-pouvoirs, l’érosion des garde-fous démocratiques, l’ivresse technologique qui permet à un seul homme d’inonder le monde de ses visions en 280 caractères. Le pouvoir déraille plus facilement lorsqu’il s’exerce dans un climat de peur, d’humiliation nationale ou de désespoir économique. Et c’est dans ces interstices, quand les sociétés doutent d’elles-mêmes, que surgissent les nouveaux “monarques fous”, séduisants pour certains, terrifiants pour d’autres.
Le danger, aujourd’hui, ne réside pas tant dans une psychose médicale que dans un climat mondial qui rend ces figures possibles, voire désirables. À l’ère du spectacle, de l’émotion instantanée et de la simplification à outrance, le leader hallucinatoire a de beaux jours devant lui. Il dit tout haut ce que la raison interdit. Il promet la force là où l’analyse réclamerait de la nuance. Il se prend pour un élu, un sauveur, parfois un martyr — et il trouve une audience.
Que faire face à cette résurgence inquiétante ? La première exigence est le discernement. Il ne s’agit pas de qualifier tout dirigeant autoritaire de “fou”, mais d’apprendre à repérer les signaux : le rejet de la contradiction, la glorification de soi, le rapport pathologique à la vérité, la mise en scène du pouvoir comme spectacle ou miracle. La seconde, plus difficile, est de renforcer les remparts institutionnels et culturels qui empêchent une personnalité instable d’imposer sa vision délirante à toute une population.
L’histoire nous enseigne qu’un roi fou peut ruiner une dynastie. Le présent nous montre qu’un dirigeant halluciné peut mettre en péril la planète. Et l’avenir ? Il dépend de notre capacité à ne plus rire trop longtemps des bouffons qui rêvent d’être rois — car sous le masque grotesque, souvent, l’ombre est tragique.