Une tête… peuplée d’hommes : le chef-d’œuvre énigmatique de Filippo Balbi

De loin, on voit un visage. De près, on découvre des dizaines de corps enlacés, posés, tournés, formant chaque ombre et chaque lumière. En 1854, Filippo Balbi peint une tête… habitée par toute l’humanité. Une illusion d’optique du XIXᵉ siècle, à la fois troublante, poétique… et un peu inquiétante.

 


La Testa Anatomica de Filippo Balbi. Huile sur toile, 70cmx50cm
(Welcome collection, CC BY 4.0 )

En 1854, Balbi se trouve à la Chartreuse de Trisulti (Collepardo, dans le Latium) où il travaille sur des fresques et des décors pour la pharmacie du monastère. Dans ce lieu, qui mêle spiritualité, botanique et savoirs médicaux, l’artiste réalise une œuvre qui détonne totalement dans le panorama de la peinture religieuse académique de l’époque : la Testa Anatomica.

Il la peint sur toile, probablement sur commande du monastère. L’œuvre est ensuite présentée à l’Exposition universelle de Paris de 1855, où elle attire l’attention pour son aspect à la fois scientifique et surréaliste. 
Aujourd’hui, elle est conservée au Museo di Storia della Medicina de l’Université La Sapienza à Rome.

 Construction de l'œuvre

À distance, on perçoit un visage réaliste : front, yeux, nez, bouche, contour de la mâchoire.

La lumière et les ombres donnent un volume normal, presque photographique. C’est seulement en s’approchant que l’illusion se brise : chaque zone est composée de petites figures humaines nues, peintes avec un réalisme précis.

  • Les cheveux et le contour du crâne

    Le pourtour de la tête est formé de grappes de personnages, souvent groupés ou penchés, leurs corps épousant la courbe de la chevelure. Certains sont assis, d’autres allongés ou accroupis, créant la texture sombre des mèches et l’ombre du contour.

  • Le front

    Il est constitué de corps allongés côte à côte, peints de manière à donner l’impression d’une surface lisse. Les positions sont choisies pour que les ombres naturelles des figures créent la rondeur du front.

  • Les yeux

    Les orbites sont formées par deux figures principales assises, légèrement recroquevillées, dont les têtes et les dos dessinent la courbe sombre de l’œil. Les zones claires autour sont faites de corps orientés de façon à capter plus de lumière.

  • Le nez

    C’est une colonne de personnages debout ou semi-allongés, chacun formant un segment de l’arête nasale. Les plus petits détails (ailes du nez, ombres) sont obtenus par l’orientation et la posture de ces figures.

  • La bouche

    Une rangée horizontale de corps allongés forme la ligne des lèvres. Les nuances entre lèvres supérieures et inférieures viennent de variations dans la position des bras et des jambes.

  • Le menton et la mâchoire

    Quelques personnages isolés, souvent couchés sur le côté, tracent la courbe inférieure du visage. La barbe naissante ou l’ombre du menton est rendue par la densité des corps et par des poses plus tassées.

Sens et interprétation

Le choix des positions n’est pas aléatoire  dans la Testa Anatomica.  Balbi utilise les ombres et volumes naturels des corps humains comme s’ils étaient des coups de pinceau, créant un double niveau de lecture. Une lecture globale qui donne un visage anatomique classique et une lecture rapprochée qui découvre une foule compacte d’individus, presque anonymes.

La Testa Anatomica fait alors  l’objet de nombreuses hypothèses.

On peut la voir comme une allégorie de l’humanité. Le crâne symbolise l’individu, mais chaque partie de celui-ci est formée par la collectivité — métaphore d’une humanité composée d’individus qui dépendent les uns des autres. 

Ce peut-être aussi une réflexion sur le corps et l’âme. Dans un cadre monastique et médical, l’œuvre peut évoquer la dualité entre l’anatomie physique et la dimension spirituelle.

Plus simplement il peut s'agir d'un exercice anatomique et artistique  de  Balbi pour démontrer sa maîtrise du dessin anatomique en multipliant les poses et perspectives dans une seule composition.

L'influences visuelles d'Arcimboldo, maître milanais du 16ème siècle,  est évidente mais, contrairement à son prédécesseur, Balbi n'utilise pas des fruits, des légumes ou des fleurs mais des corps humains qui s'inspirent des gravures médicales des 17ème et 18ème siècles, où des corps entiers étaient décomposés en planches détaillées.


L’art est fait pour troubler. La science rassure

 Georges Braque



Qui était Filippo Balbi ?

Filippo Balbi est né à Naples en 1806.
Fils d'un sculpteur, il étudie à l’Académie des Beaux-Arts de Naples dans une approche académique, avant de s'installer à Rome pour y entamer sa carrière artistique. Ses opinions conservatrices lui valent le soutien du  pape Pie IX et lui permettent de recevoir de nombreuses commandes pour des institutions religieuses et des églises.

À partir de 1854, Balbi travaille intensément à la Chartreuse de Trisulti  non loin de Rome, dans le Latium,  peignant plafonds, fresques, lunettes et des décorations pour la pharmacie du monastère  .

Il crée également des œuvres allégoriques frappantes, décorant notamment les espaces de la pharmacie avec des motifs symboliques — comme l’homme égoïste, le pélican avare, ou encore une fresque seigneuriale représentant Abante transformé en gecko, peut-être en lien avec l’alchimie  .
Il décède, en 1890, dans cette région du Latium,  à Alatri, où il est enterré.

Filippo Balbi, self-portrait, 1873.
(Gli Uffizi, Florence)